Premier article approfondi

Article : l’apprentissage de la musique, l’articulation entre théorie et pratique avec les réseaux sociaux.

Mots clés : éducation musicale, musique, apprentissage, musiques actuelles, autodidacte, culture, numérique, réseaux sociaux, plateformes numériques


 

Aujourd’hui, les réseaux sociaux font partie intégrante de notre vie quotidienne et rendent accessible de nombreuses ressources, notamment culturelles. Que l’on soit élève musicien, parent de musicien ou professeur, le numérique, à travers un large choix de plateformes et de supports ouvre de nouvelles possibilités d’apprentissage, et permet d’avancer dans cet apprentissage de la musique aussi bien que dans un conservatoire. Le tout est de savoir et de pouvoir sélectionner l’outil qui correspondra le mieux à chaque profil et à chaque sensibilité.

Je suis musicienne, de formation classique, formée et diplômée en conservatoire. Je suis également autodidacte pour d’autres pratiques musicales, et cet apprentissage je l’ai découvert à travers les réseaux sociaux. Je me suis en effet rendu compte que beaucoup de personnes dans mon entourage considéraient les conservatoires et les écoles de musique comme des institutions plus exigeantes et se tournaient plutôt vers des apprentissages “libres et virtuels” qui permettent de garder une certaine liberté de temps et de mouvement. Les réseaux sociaux ne sont donc pas uniquement destinés au divertissement et peuvent se transformer en véritable outil.

A travers la recherche que j’ai menée j’ai pu observer que le sujet a été traité de façon plutôt globale, avec des ouvrages et des articles qui portent davantage sur le point de vue, les motivations et les avantages de ceux qui mettent leurs productions en ligne pour les autres et non pas ceux qui s’en servent. Je pense notamment à l’article de Pauline ADENOT, De l’orchestre au logiciel – L’impact des technologies numériques sur l’activité des compositeurs de musique à l’image, où on en apprend plus sur les nouvelles pratiques numériques, les nouveaux moyens technologiques qui existent pour la production de la musique. Cependant, même si ce n’est pas sur ce point que j’ai moi- même orienté ma recherche, il est nécessaire de comprendre correctement ce qui a poussé les gens à mettre leur musique sur les réseaux, pour comprendre également en quoi la qualité de l’apprentissage à travers ces derniers n’a rien à envier à l’apprentissage dispensé en école ou par des professeurs en chair et en os.

Pendant toute la durée de ma formation en conservatoire jusqu’à mon diplôme j’ai pris l’habitude d’utiliser en parallèle des plateformes numériques pour pouvoir croiser différentes façons d’appréhender un morceau à travailler. Dans l’assimilation d’une œuvre il est important d’avoir différents «points de vue», ou points d’écoute pour pouvoir en interpréter au mieux toutes les subtilités. Au cours de ces treize ans de formation j’ai pu constater qu’une grande partie des personnes qui évoluaient dans le monde de la musique de la même façon que moi utilisaient les mêmes outils, de leur propre initiative ou sur conseil de leurs professeursrespectifs.

En effet, nous passons de plus en plus de temps à utiliser nos portables, tablettes, et autres écrans tant dans un but récréatif que dans un but pédagogique et ce dans un grand nombre de domaines. Ainsi, la musique n’y échappe pas, et c’est pourquoi nos appareils ont investi les salles de classe ainsi que les pupitres. Il faut prendre en compte deux dimensions, d’un côté nous avons des professeurs de conservatoire ou des professeurs particuliers, qui ont leurs méthodes pédagogiques construites autour de ce qu’ils souhaitent transmettre à leurs élèves, à travers leur propre sensibilité à eux et qui peuvent éventuellement conseiller l’utilisation des réseaux sociaux ou des plateformes numériques comme YouTube en tant que complément d’apprentissage. D’autre part nous avons ceux qui donnent ou mettent des cours de pratique musicale en ligne exclusivement, qui élaborent les exercices qui seront ensuite mis en ligne sur les plateformes numériques, sur les sites, blogs ou applications qui peuvent exister à cette fin. Ce qui est également intéressant avec ces derniers, c’est de connaître leurs parcours et leurs motivations, pour être passés à un modèle d’apprentissage qui se veut plus accessibles, et plus en lien avec la société actuelle, mais qu’on ne considère pas comme la méthode d’apprentissage « classique».

Je me suis également intéressée à un autre aspect de cette pratique, qui est le point de vue des autodidactes, qui se servent de ces productions mises en ligne par des amateurs et/ou des professeurs qui leur permettent de commencer ou de reprendre parfois la pratique d’un instrument, à travers une plateforme numérique. En effet, cette façon d’apprendre se révèle être dans une majorité des cas un choix réfléchi, avec une comparaison faite au préalable entre les réseaux sociaux, les pratiques numériques d’un côté, et les conservatoires de l’autre. A travers les enquêtes, on peut faire ressortir le fait que les pro-réseaux sociaux et apprentissage par le numérique sont d’avis qu’il s’agit du seul moyen pour pratiquer effectivement d’un instrument, sans contraintes de temps, de répertoire, de théorie « inutile », tandis que les pro-conservatoire sont davantage d’avis que cela permet d’avoir un apport de connaissances et d’astuces de la part de quelqu’un de diplômé, d’expérimenté et que l’approche sera beaucoup plus personnalisée et adaptée à chaque personne selon ses besoins. Or pour un certain nombre d’entre eux, ces deux méthodes peuvent être complémentaire et il est possible d’articuler un apprentissage autour de ces deux façons de travailler.

Quel que soit l’âge auquel on souhaite se lancer dans l’apprentissage de la musique, il faut savoir que cela relève du désir d’entreprendre quelque chose pour soi, d’acquérir un nouveau langage, une nouvelle façon de communiquer. D’ailleurs, avec la musique, on retrouve souvent ce parallèle avec le langage, et B. Lahire, sociologue ayant mené des recherches à propos de l’approche scolaire du langage a noté que:

« “bien parler” ne suffit pas à faire le bon élève ; il faut être capable de montrer que l’on sait ce que l’on a fait et comment on l’a fait (…) l’école ne se satisfait pas d’un sujet parlant qui « se jette dans la parole » au lieu de faire de la parole un objet d’étude et d’interrogation, et elle refuse d’appeler maîtrise ce qui est maîtrisé préréflexivement»1

Avec la musique, les professeurs attendent que leur élève comprenne quelque chose, qu’il comprenne pourquoi il joue tel morceau et pourquoi de telle manière plutôt que d’une autre, qu’il comprenne également ce que le compositeur a pu vouloir transmettre en faisant ce morceau. Et cela s’applique tant aux musiques classiques qu’aux musiques contemporaines, aux musiques actuelles. Cette nouvelle façon de communiquer se manifeste toutefois aussi à travers sa sensibilité personnelle, qui comme pour tout apprentissage, est tout de même souvent influencée par le développement d’une  méthode pédagogique choisie et élaborée par la sensibilité et les habitudes de celui ou celle qui viendra transmettre son savoir, ses techniques et ses connaissances, et ce, quel que soit le support.

 

L’ARTICULATION DE L’INTERPRETATION ET DE LA CREATION

  

Coulangeon a fait une observation sur les écoles de jazz qui font « des pratiques musicales amateurs préexistantes des élèves un pré-requis implicite d’un enseignement essentiellement voué à la formation supérieure des musiciens dont la formation initiale – notamment l’apprentissage des rudiments de l’instrument ou des instruments pratiqués – est le plus souvent abandonnée au circuit de l’enseignement classique, aux cours particuliers, ou à l’autodidaxie » 2. Ainsi, si l’on rapporte cela à nos observations, les raisons pour lesquelles les gens peuvent choisir de devenir autodidacte ou de sortir du circuit scolaire classique sont tout d’abord le fait que cela leur permet de travailler quand ils veulent et comme ils veulent, ensuite que cela représente économiquement un avantage puisqu’il n’y a aucun frais à avancer, ni à une école ni à un professeur, étant donné qu’il s’agit de ressources mises à disposition librement et pour tous. Par ailleurs, ceux qui souhaitent concilier les deux méthodes utilisent les réseaux sociaux comme complément d’apprentissage, afin d’obtenir d’autres informations et de pouvoir les travailler ensuite selon leur propre bon vouloir.

« Ma prof m’a toujours fait travailler avec les deux. Evidemment en conservatoire on a le temps pendant les cours d’une heure de travailler le morceau, certains traits avec le prof qui nous aide et qui nous donne ses trucs, ses astuces et aussi souvent son interprétation. Mais en parallèle ce que je devais faire une fois seule, c’est chercher le morceau sur internet et écouter toutes les versions qui pouvaient exister, ça me permettait de voir autre chose, de l’écouter différemment et de m’aider à comprendre comment telle ou telle phrase musicale devait sonner. Il faut aussi penser que souvent on ne joue pas seuls, moi avec la trompette par exemple je devais jouer des morceaux où j’étais accompagnée par un piano, du coup pour pouvoir comprendre comment c’était pensé je devais pouvoir savoir ce que ça donnait au piano pour me caler dessus, et avec le streaming audio ou vidéo on peut se caler soi-même dessus pour se faire une idée avant les vraies répétitions, ça aide énormément ! » – Ondine, élève en conservatoire, interviewée

En effet cela peut les aider à trouver de nouveaux points de vue, une façon peut- être plus adaptée à leur interprétation du morceau à travailler. De plus, la pratique instrumentale n’est finalement pas le point de départ de tout, après l’observation de cours en conservatoire, il faut noter que ce que les professeurs veulent inculquer c’est aussi ce qu’on appelle « la musique dans la tête ». On va demander aux élèves de faire un important travail mental avant même de commencer à vouloir jouer avec l’instrument en question, c’est cet apport que les professeurs souhaitent valorisé vis-à-vis de l’apprentissage en ligne. Car ils sont là pour apporter des clés qui s’adapteront réellement aux cas particuliers de chaque élève, dans le sens où il faut que ce travail mental soit accompagné personnellement pour aider l’élève à ressentir ce que le professeur souhaite lui transmettre. Le but est de pouvoir « visualiser » la musique avant même de la jouer. Savoir comment les choses sont faites et pourquoi elles ont été faites de cette façon afin de pouvoir mieux l’appréhender, prendre plus de temps pour mettre en lien les volontés du compositeur et la façon d’interpréter derrière. C’est finalement une forme de théorie qui se dessine, obligatoirement avant le travail technique, sans pour autant que cela devienne un cours de solfège. Cela dit, le rôle de la plateforme numérique ou du réseau social en complément de cette méthode n’est pas amoindri, car cela permet de voir d’autres approches qui seront complémentaires et s’articuleront avec les donnéesreçues par le professeur. Comme dans toute information reçue il est important de pouvoir croiser les informations, de pouvoir communiquer autour de celles-ci et de pouvoir s’en faire sa propre idée et opinion. Les profils sont également être très variés et de nombreux facteurs entrent en jeu dans cette question de l’apprentissage de la musique à travers les réseaux sociaux et plus particulièrement de plateformes numériques de partage. De plus, les réseaux sociaux permettent à des gens de s’exprimer sur un sujet réservé initialement aux élites, et de plus, ils peuvent mettre en avant leur propre expérience sur le sujet, permettre à d’autre de s’identifier à travers le parcours exposé et leur donner envie de reproduire le même schéma.

«Au début j’avais envie d’avoir un prof. Je sais que souvent on progresse plus vite parce qu’on va avoir plus de facilité à suivre les conseils de quelqu’un d’expérimenté qui va pouvoir s’intéresser aux difficultés de son élève plus efficacement qu’un prof qui met son cours en ligne et à qui on pourra pas poser de questions ou quoi. Mais en fait j’ai choisi d’apprendre la musique avec des cours en ligne parce-que j’avais pas le temps de prendre les transports jusqu’à une école, que je n’avais pas non plus moyen de consacrer plusieurs heures de ma semaine à des cours supplémentaires, en comptant le solfège et les cours d’instruments, du coup ça a pris le dessus sur ma décision, c’était plus simple pour moi de faire ça depuis chez moi, tranquille, après les cours mais surtout les week-ends. » Antonin, autodidacte, interviewé

Les questions socio-économiques, culturelles et démographiques doivent être prises en compte tout comme le fait que les plateformes numériques et les réseaux sociaux évoluent constamment et proposent de plus en plus de services qui peuvent se présenter comme des substituts. Finalement la musique est une forme de conversation, de communication et pour être bien compris il faut de la rigueur et de la précision. D’un autre côté il faut également prendre en compte que les deux méthodes d’apprentissage peuvent et sont déjà dans certains cas complémentaires, articulées pour une meilleure productivité, pour un approfondissement et une ouverture du champ musical.

DU REJET DE L’ENSEIGNEMENT A UNE NOUVELLE PEDAGOGIE

 

L’enseignement en lui-même est perçu comme une contrainte dans le sens où on va devoir faire preuve d’une assiduité et d’une régularité accrue à chaque cours, bien que dans les consciences générales ce soit également connu pour être le meilleur moyen de progresser, le fait que cela s’accompagne de beaucoup de théorie rebute. Pour un certain nombre de professeurs, l’objectif a été de rendre leurs cours moins encadrés, moins imposés. En effet, il faut pouvoir mettre en place une relation de partage et d’échange de connaissances et de compétences. Or cela a été analysé comme une nouvelle approche pédagogique adoptée par ceux qui veulent transmettre un savoir et notamment enseigner une pratique : l’accompagnement.

«L’accompagnement est un principe qui éclaire les actions et dans lequel on peut se reconnaître à travers les pédagogies mises en place dans nos structures. (…) L’accompagnement n’est pas la réduction pure d’une technique formalisée ou normalisante. C’est une posture pédagogique qui se distancie d’un rapport au savoir socialement normé, où les exigences, les prérequis, les programmes et plus globalement les finalités et les statuts des pédagogues sont interrogés pour intégrer une forme spécifique de transmission artistique et culturelle »3.

Les ressources que j’ai trouvées à travers de recherches m’ont menée vers d’autres articles et ouvrages d’autres auteurs et de spécialistes qui côtoient le monde de la musique classique et des réseaux sociaux et qui voient l’évolution de ces deux “mondes”. Toutefois, ces derniers ne vont pas forcément de pair dans les esprits. En effet, d’un côté nous avons les spécialistes de réseaux sociaux, YouTubeurs et visionneurs réguliers de la plateforme, qui ont une certaine vision de cette musique: elle doit être appréhendée comme un loisir, à pratiquer et travailler comme bon nous semble, chacun selon son rythme et son envie d’apprendre. Et puis d’un autre côté, les experts du classique, pour qui les pratiques numériques dénaturalisent le « classique » comme on le comprend d’un point de vue purement musical, les réseaux sociaux peuvent donc être plus ou moins acceptés dans la mesure où la musique classique reste un domaine préservé par les musiciens qui se rattachent aux formes d’apprentissage traditionnelles et plus « naturelles ».

A travers mes recherches, j’ai pu apprécier les travaux de R. DESLYPER, qui traite de cette nouvelle forme de « déscolarisation » et qui apporte un certain nombrede détails sur les formes que cela peut prendre. Il m’a ainsi été donné d’observer et d’apprendre autour d’un nouveau concept, d’une nouvelle méthode pédagogique, dite de l’« accompagnement ». Il s’agit ici de marquer une rupture effective avec l’« école », le «scolaire», en proposant un apprentissage plus « souple » et surtout moins « dirigiste ».  En cela, et bien qu’elle ne fasse pas l’objet d’une « formalisation précise » 4 on peut rapprocher cette pédagogie « accompagnatrice » d’une forme de « tendance pédagogique ». En effet, DESLYPER nous parle de cette tendance qui apparaît dans les années quatre-vingt accentue « la mise en activité de l’élève et le décloisonnement du savoir scolaire vis-à-vis des connaissances issues de l’expérience quotidienne » ce qui sous certains aspects se rapproche plutôt bien au modèle pédagogique de l’«autonomie »5. C’est le point de vue de l’élève qui est considéré comme primordial lorsqu’on le mets “en situation d’apprentissage”.

« Les morceaux qu’on aime moins, qui sont pas des trucs qu’on écoute, on les joue parce qu’on nous a demandé de les jouer pour travailler quelque chose. Moi c’est ça pour les morceaux que je joue en cours. Pour le morceau contemporain par exemple… le contemporain par rapport au classique c’est vraiment pas un truc que j’écoute, mais on m’a demandé de le jouer pour travailler des trucs plus techniques. Bah voilà, je l’ai joué comme ça, juste parce-que j’avais ces techniques à travailler. Mais bon, c’est ça aussi je pense qui est intéressant à apprendre avec un prof, parce-que si j’étais chez moi, je verrais aussi beaucoup de morceaux mais ce serait un peu toujours le même style et du coup je passerais à coté de compositions autres, qui me sortiraient de ma zone de confort quoi, alors que là je peux aller vers des choses différentes que j’aurais pas joué forcement. Après ce qui est bien c’est que pour ces morceaux là je m’inspire pas mal des versions que je trouve sur internet parce-que je saurai pas interpréter tout seul finalement et ça m’aide. » Benoit, flutiste en conservatoire.

L’acte d‘enseigner est bien souvent vu comme un acte à sens unique, partant de l’enseignant pour arriver à l’élève, alors que c’est l’élève qui doit être au cœur de la pratique. Le savoir n’est plus un savoir tout fait “légué”, mais il se construit en partenariat avec les élèves. L’élève doit être “acteur de ses apprentissages”. Quel que soit le domaine, il est préférable, car plus productif, que l’élève découvre ou bien se rende compte par lui-même des règles ou des faits: « ce que l’on veut c’est qu’il soit dans une  démarche de recherche personnelle plutôt que dans l’écoute, l’apprentissage par cœur, la restitution d’un savoir déjà construit » 6.

« J’ai choisi de faire mon programme pédagogique autour de l’apprentissage classique en classe et celui des réseaux style YouTube pour pouvoir avoir quelque chose  de complet et de complémentaire. Il est important je pense qu’un élève trouve ses repères musicaux auprès de son professeur qui après tout est à même aussi de sentir la sensibilité de son élève à travers ce qu’il lui enseigne et de lui apporter les pièces qui seront les plus adaptées à ses envies et à ses besoins pour progresser. Le but n’est pas de laisser l’élève s’ennuyer ou se reposer trop longtemps sur ses acquis mais de lui apporter des « challenges », des façons de se surpasser et d’appréhender de nouvelles choses. Les réseaux, pour ça c’est génial puisque ça peut aller dans les deux sens: on peut proposer à l’élève d’aller s’inspirer d’une version mise en ligne pour mieux apprendre un morceau mais lui aussi peut à travers ça en découvrir d’autres, nous les demander, ou  même adapter ce que son prof lui aura appris à des projets qu’il se fixera lui-même avec  un morceau découvert sur les réseaux ou sur d’autres plateformes.» Claude, professeur en conservatoire.

Par ailleurs, nous avons pu constater qu’un certain nombre de professeurs en conservatoires souhaitent aller en contre courant par rapport aux idées reçues sur les institutions et les enseignements qui s’y dispensent. En effet, leur volonté est de s’éloigner du «théorique» pur et dur, de marquer la différence entre les cours de solfège et leur cours « pratique ». En effet c’est une technique qui a fait ses preuves. Car un élève, quel que soit son âge, considère sa pratique instrumentale comme centrale dans sa formation, il veut du concret, le théorique qu’apporte le solfège, bien que nécessaire pour mener à bien le cursus, se révèle bien moins attrayant. De plus, ce que le professeur souhaite mettre en place, c’est une situation d’apprentissage guidé. C’est-à-dire que le professeur va être là pour donner les clés, et ne mobiliser la théorie musicale que si l’élève le demande. En faisant le parallèle avec des autodidactes par le numérique, on peut aussi voir que c’est un facteur déterminant quant à leur choix de « formation».

« J’ai testé le solfège quand j’étais petite, c’était même pas un grand conservatoire, juste une petite école de musique. Mais même comme ça il faut se le dire, ce qui intéressent les gens qui veulent faire vraiment de la musique, c’est la pratique instrumentale. J’ai suivi tous les cours pour le violon dans cette école de musique, je me suis tapée les heures de solfège en plus et je me souviens surtout que ça m’a saoulée. D’autant plus que je ne me souviens pas de grand-chose ! Juste ce qui me sert pour jouer du violon quoi, mais ça j’aurai pu l’apprendre avec ma prof directement. Quand j’ai appris la guitare avec YouTube, je me suis servie des conseils du prof en ligne, et si j’avais besoin d’aller chercher un truc théorique bah j’allais le chercher sur Google et ça m’allait très bien, ça prend moins de temps et c’est tout aussi efficace. J’ai aimé apprendre le violon, mais c’est pas pour autant que je garde un bon souvenir de l’école de musique. Trop de théorie. C’est plus simple sur les plateformes qu’on trouve sur internet, on choisit ce qu’on veut quand on veut. » Marion, violoniste et guitariste, interviewée

Par rapport à cela, la réflexion pédagogique construite autour des « musiques actuelles » est l’exemple même de « l’essor des idéologies individualistes et antiinstitutionnelles qui ont favorisé le développement de pratiques dites moins “formelles” dans les modes de relations pédagogiques et dans les façons d’enseigner»7 . Ainsi, il en est ressorti que les techniques classiques d’apprentissage pouvaient montrer un cadre trop strict, des limites qu’on ne permet pas de franchir facilement car cet apprentissage est aussi soumis à la contrainte des retours, c’est-à-dire qu’il faudra être en mesure de présenter ses progrès et ses avancées, rendre des comptes. Bien qu’on souhaite mettre en avant le goût des élèves, leur propre sensibilité à un style, à un morceau particulier, il faut tout de même prendre en compte le fait que lorsqu’il s’agit d’un apprentissage en conservatoire, l’accent va être mis plus ou moins directement sur l’apport pédagogique du morceau, sa valeur didactique qui permettra à l’élève de progresser et de gagner en compétences. En parallèle, lors d’un apprentissage autodidactique, l’élève en question va se référer aux savoirs techniques transmis par le contenu de la ressource qu’il consulte, et ensuite appliquer ces savoirs techniques transmis sur le morceau de son choix, qu’il aura lui-même cherché et choisi. Il y a des bons points et des mauvais points dans les deux techniques pédagogiques. J’ai souhaité effectuer des recherches plus approfondies auprès de « grands élèves », des élèves en cursus pédagogique au sein d’un conservatoire. Je me suis tournée vers le niveau de troisième cycle, c’est-à-dire le dernier avant d’obtenir le diplôme de fin d’études.Ainsi, les élèves de 3ème cycle représentent la majorité de l’effectif des départements d’enseignement en conservatoire et un bon nombre d’élèves des autres cycles aspirent également à l’intégrer. Le 3ème cycle constitue l’essentiel de la formation proposée par ces institutions, un peu au détriment des débutants. Il s’agit d’un cycle « diplômant » ou « professionnalisant » et correspond de fait au niveau le plus élevé de l’enseignement institutionnel des « musiques actuelles ». Ce dernier est donc composé par un corps d’enseignants, il s’étale sur deux à trois ans, et comprend des élèves possédant alors un certain niveau de pratique 8. Il est accessible aux musiciens à partir de 16 ans. Il n’y a pas d’âge maximum mais il est rare que les élèves de ce cycle dépassent les 30 ans.

 

DE NOUVELLES PRATIQUES, DE NOUVELLES AMBITIONS

 

En souhaitant comprendre quelles sont les évolutions passées, présentes et celles qui vont se présenter dans le futur, spécialement dans le domaine de l’apprentissage et de la pratique de tous les jours, j’ai été amenée à considérer mes questionnements dans l’autre sens. Il serait légitime de se poser la question quant aux « musiques actuelles » de savoir si celles-ci pourraient trouver leur place au sein des conservatoires et écoles de musique. Elles devraient alors être intégrées à un certain cursus, prendre leur part d’importance dans les répertoires étudiés, bien qu’elles puissent « jurer » avec les approches jusqu’alors fort classique que l’on est habitués à y trouver. Cela implique donc un autre changement d’habitudes, de nouvelles approches qui mèneraient à un nouveau champ d’application de l’apprentissage de la musique articulé avec le numérique. Car essentiellement, ces « musiques actuelles » naissent sur les réseaux et les plateformes numériques de partage. A ce sujet, une réflexion intéressante a été menée par L. Chrétiennot, pédagogue et enseignant de « musiques actuelles », qui met en exergue le « problème » du « risque d’académisation » que représente pour lui l’institutionnalisation de l’enseignement de celles-ci :

« Mon approche du problème est donc la suivante : est- ce qu’on ne risque pas de transformer quasi-mécaniquement les pratiques musicales “spontanées” ou déclarées comme telles, en tout cas celles qui existent encore à l’heure actuelle, si l’on ne prend pas garde aux inévitables effets que l’institutionnalisation des musiques actuelles va provoquer sur les pratiques musicales originelles, qui préexistaient à cette institutionnalisation et à la création de diplômes et des cursus qui vont avec ces diplômes ?» 9

Un autre questionnement apparaît également sur un aspect social, humain, par rapport à ces nouvelles techniques d’apprentissage qui influent également sur les interactions sociales, l’entraide entre élèves et professeurs, le cadre d’apprentissage diffère et peut aussi avoir une influence sur le développement de la sociabilité et de l’apprentissage en général, pas seulement musical. En outre, la question du futur professionnel doit aussi être prise en compte, les conservatoires et les écoles de musique ont généralement un système diplômant, car une formation complète qui permet une évolution professionnelle par la suite. Toutefois, un facteur clé de cette nouvelle approche de l’apprentissage de la musique par des plateformes numériques est ce qu’on connaît sous l’appellation de « rupture avec l’école ». Il y a un besoin croissant d’innovation pédagogique, mais qui toutefois ne peut totalement se détacher du modèle scolaire.

Un point déterminant dans l’apprentissage de la musique à travers les réseaux sociaux et autres plateformes numériques, c’est que cela limite les pratiquescollectives. Les pratiques collectives se révèlent être un moteur pour l’apprentissage car c’est la stimulation par le groupe qui est important lorsque l’on veut partager ses expériences, ses connaissances et ses techniques. Apprendre en ligne est souvent une pratique assez solitaire finalement, c’est une relation exclusive entre soi et son instrument. Au sein d’un cursus plus « scolaire », les élèves en grande majorité trouvent effectivement que c’est une pratique trop théorique qui est mise en avant, au détriment de la pratique de l’instrument. Dans de nombreux cas, les premières années en conservatoire sont composées de cours où l’on touchera à peine à l’instrument et c’est cela que les autodidactes fuient à tout prix. Leur but est de pratiquer concrètement sur l’instrument et c’est ce qu’ils obtiennent lorsqu’ils suivent des cours en ligne qui ne leur demandent pas plus de réflexion théorique que cela.

Or les « musiques actuelles » qui investissent de plus en plus l’univers des conservatoires jusqu’alors considérés comme trop « classiques » fait que les mentalités et les pratiques changent. En effet les professeurs élaborent leurs programmes pédagogiques en rupture avec un enseignement classique, font entrer de nouveaux outils en jeu, mettent en place de nouvelles techniques pour rendre leurs cours plus attractifs, et plus complémentaires avec les pratiques sociales d’aujourd’hui. C’est de cette manière qu’ils sont amenés à connaître et à exploiter les plateformes numériques qui peuvent venir compléter leurs enseignements, et s’en servir pour permettre à la créativité de chacun de s’exprimer au-delà de leur formation théorique au sein d’un cours en école.

L’articulation de l’apprentissage en classe avec une méthode pédagogique inculquée par un professeur et de l’apprentissage avec les réseaux sociaux et les différentes plateformes numériques qui existent favorise alors l’appropriation de l’approche théorique par les élèves. En somme, cela leur permet de faire d’articuler de manière complémentaire et productive théorie, pratique et interprétation.


NOTES

1 Lahire Bernard, L’homme pluriel, Nathan, Paris, 1998, p. 122.

Coulangeon P (1999), « Les musiciens de jazz: les chemins de la professionnalisation », Genèses, n°36,p.54- 68.

3 Audubert P. [dir.] (2012). Enseigner les musiques actuelles ? Paris : Collectif Recherche en Pédagogie Musicale.

Une descolarisation qui n’est qu’apparente. Approche sociologique de l’enseignement des « musiques actuelles »,  Rémi DESLYPER, 2015. Selon DESLYPER, ce relatif flou relève d’ailleurs de l’esprit de cette pédagogie qui se refuse à imposer un cadrage trop strict à l’activité d’enseignement.

Observé par B. Lahire dans le système scolaire primaire dans lequel « l’enseignant n’enseigne plus, mais guide ».

Lahire B. (2001). « La construction de l’“autonomie” à l’école primaire : entre savoirs et pouvoirs ». Revue française de pédagogie, n°135, p. 151-161.

Bonnéry S. (2007). Comprendre l’échec scolaire. Élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques. Paris : La Dispute.

8 L’accès à ce cycle comprend une sélection sur audition devant jury de professeurs spécialisés

Chrétiennot L.(2008). « Musiques actuelles : un risque d’académisation ? ». Actes du séminaire du collectif RPM (Recherche en Pédagogie Musicale) Musiques actuelles, pédagogie, enseignement, accompagnement… : où en sommes-nous en 2008 ? organisé à Paris, p. 10-15. En ligne : http://storage.canalblog.com/06/70/341556/39097430.pdf


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